Hubert Le Gall, Interlude en Indonésie  

Publié le jeudi 16 décembre 2021

Après la parenthèse enchantée de la villa Kerylos, Hubert Le Gall se penche sur les arts d’Indonésie qui, pour la première fois, font l’objet d’une vente exhaustive réunissant à la fois sculptures, objets, bijoux et tissus. L’artiste designer, habitué aux scénographies muséales, a choisi des textiles traditionnels de l’île de Bornéo pour l’écrin de la galerie Charpentier. L’occasion de revenir sur les sources d’inspiration et la curiosité gourmande de ce créateur inclassable.

Par Pauline Simons

 Quel rapport entretenez-vous avec les arts premiers et plus généralement non occidentaux ?  Est-ce que ce sont des pièces qui vous fascinent…

Avant tout, je suis fasciné par les objets qui ne disent pas tout tout de suite, et qui, de fait, sont intarissables. Découvrir, au fil du temps, une particularité, un détail qui avait échappé, est un plaisir dont je ne me lasse jamais. Quel que soit le registre. Cela va des pièces fortes qui parlent au corps de manière presque abrupte aux créations plus fragiles, comme certaines porcelaines que l’on ose à peine effleurer tant elles semblent relever de l’immatériel. Les arts non occidentaux, par essence moins proches de notre culture, distillent aussi leur mystère : regardez, par exemple, le masque Dogon à tête de lièvre du Quai Branly composé de pigments, de bois, de fibres végétales ou ce siège en pierre de l’île de Nias qui figure dans la vente. Ni l’un ni l’autre ne sont lisibles au premier coup d’oeil. L’art indonésien est encore plus complexe parce que pluriel tant dans le style propre à chaque île dans que dans les influences extérieures. Une seule constance : l’homme est toujours au coeur du sujet. Sur terre et dans l’au-delà. Comme dans la mythologie grecque. 

A laquelle vous avez rendu un immense hommage lors de votre exposition à la villa Kérylos dont certaines pièces sont exposées jusqu’au 7 novembre à la Galerie Avant-Scène à Paris. Comment affleure l’inspiration dans un projet de cette envergure ? 

C’est un moment où plusieurs énergies se croisent. Cependant, l’inspiration se construit dans le temps, au-delà d’une thématique, privilège du monde de la mode. La mienne repose sur un socle. Et Kérylos tout comme la Grèce en font intimement partie. La villa m’éblouit depuis plus de trente ans. C’est un modèle architectural et décoratif absolu qui revisite avec une liberté d’interprétation, la culture d’un pays qui m’est cher puisque je possède une maison et un atelier dans les Cyclades et que je parle la langue. Toutefois, la perspective de l’exposition a exigé une nouvelle approche. Respectueuse mais radicale. Pour quelques fulgurances : le décor or sur fond bleu dans la chambre de Madame Reinach a été une révélation qui, dans ce jeu de ping-pong incessant, a fait écho aux parures grecques et à ses arabesques, avant d’ inspirer le siège bijou Pénélope, en fer forgé et doré. En me replongeant dans la mythologie, Kérylos m’a aussi rendu plus studieux : la lecture a ceci de merveilleux, c’est qu’elle n’impose pas d’images, elle se contente de les susciter. C’est aussi grâce à elle que je me suis initié aux arcanes d’un art indonésien que je n’avais fait que survoler. 

Qu’avez vous repéré dans les différentes typologies ? Quelles sont les pièces qui vous ont séduit ? Y-a-t-il un fil conducteur qui a guidé vos choix ? 

Tout d’abord, j’ai découvert un univers éclectique et fantastique, à l’exemple de ce personnage aux yeux énormes en coquillages ou de cette statuette aux mâchoires infernales. Réalisés avec les moyens du bord ! La puissance symbolique de ces objets face la modestie des matériaux et de leurs créateurs est une dualité à laquelle j’ai toujours été attentif. Dans la magie de l’enfance, les verres multicolores roulés dans la mer n’étaient-ils pas des trésors inestimables ? 

Toutefois, parmi ce foisonnement d’objets et de styles, je me suis attardé sur une dizaine de textiles de coton des XIXe et XXe siècles de Sarawak, un état au nord de l’île de Bornéo. Dans les sociétés traditionnelles d’Indonésie, plus encore que dans d’autres civilisations, le tissage a été l’un des moyens d’expression artistique majeur. Utilisés lors des grandes fêtes rituelles, les tissus faisaient le lien entre les humains et le monde invisible des esprits. Ils accompagnaient les habitants de l’archipel de la naissance jusqu’à la mort. La tradition orale dit même que les tisserandes ne dessinaient jamais les figures centrales parce qu’elles leur venaient en rêve transmises par une héroïne mythique. Ces textiles anciens ne sont dénaturés ni par la modernité et ni par la pression des grandes religions monothéistes. Quand vous les voyez pour la première fois, vous ne décelez que des compositions géométriques et des formes abstraites. Ces motifs archaïques sont d’une grande complexité, ils se situent entre l’image et le décor et souvent entre l’homme et la bête. J’ai toujours aimé l’ambiguïté dans la création parce qu’elle est prétexte à une parenthèse poétique.     

Dans le cadre de l’exposition de la vente à la Galerie Charpentier, vous allez exercer à nouveau vos talents de scénographe. Comment envisagez-vous la mise en scène des textiles que vous avez choisis ?

En révélant la figure centrale. J’ai envie de rythmer l’accrochage des tissus d’ « extraits » photographiques, d’effets loupe : en isolant par la photo, un personnage, un animal ou un être hybride qui se répète à l’infini sur la trame, dans un alignement de parade, j’invite ainsi le visiteur à capturer en direct la particularité de ce discret protagoniste, d’approcher la symbolique du textile et d’aller au-delà d’une apparente abstraction. 

Est-ce que la découverte de ces oeuvres vous a insufflé de nouvelles idées ? Quels sont vos projets ? Allez vous retrouver le chemin de l’atelier ?

En égrenant les objets de la vente, j’ai été attiré instinctivement par le motif et le dessin, les symboles et les couleurs et par aussi la naïveté de certains objets plus que par le hiératisme des grandes sculptures. Après l’exposition monumentale de Kérylos, j’ai envie de renouer avec l’intime et les objets de la sphère privée comme les bijoux ou les boîtes qui abritent des effets personnels. Lors de la dernière exposition Giacometti à la Fondation Maeght, j’ai adoré cette petite boîte en bronze accrochée au mur destinée à ranger un nécessaire de rasage. L’idée d’un micro contenant autour du quel peuvent se greffer des symboles, mais aussi des associations de matières comme le métal et la céramique me tente beaucoup. D’autant que je vais aborder pour la première fois le travail de la porcelaine lors d’un nouveau projet à l’étranger. Créer dans et pour des lieux que je ne connais pas, reprendre le travail manuel et m’éloigner aussi un peu de l’atelier sont autant de respirations pour la suite de l’histoire.