L'amour, point à la ligne

Publié le jeudi 16 avril 2020

Depuis vingt cinq ans, âge de sa fille, Anne-Marie Springer rassemble avec constance et passion des lettres d’amour et d’amitié de personnages célèbres, vaste correspondance qu’elle aime partager au fil d’expositions, d’éditions et de prêts. A travers quelques deux mille envois intimes qui unissent par le papier poètes et écrivains, musiciens et scientifiques, acteurs et chanteurs, hommes politiques et têtes couronnées, du XVème au XXème siècles, sa collection cousue main révèle aussi l’immense palette des sentiments humains transcendés par la grâce de l’expression. A une époque où les abréviations, anglicismes et messages phonétiques sont pléthore, cet ensemble prend toute sa dimension.  

Par Pauline Simons pour 76 Faubourg (Sotheby's)

Anne-Marie Springer

Quelle est la genèse de votre collection ? Y-a-t-il eu un élément déclencheur ?  

J’ai commencé cette collection en 1994 à la naissance de ma fille Zoé. Dans un monde en pleine mutation où le papier avait déjà tendance disparaître, le langage et le vocabulaire à s’appauvrir et les rapports humains à devenir plus superficiels ou plus relâchés, je voulais lui transmettre quelque chose qui faisait sens. Je m’interrogeais. Et tout à fait par hasard, en feuilletant un catalogue de vente, j’ai été à la fois touchée et interpellée par une lettre sans fard que Bonaparte adressa à Joséphine durant la campagne d’Italie. Je pensais alors que les écrits des personnages historiques n’étaient réservées qu’aux institutions et aux musées. Par méconnaissance, je ne l’ai pas l’achetée mais je n’ai plus eu aucun doute sur la couleur de mes intentions.

Et la première acquisition a suivi sans tarder…

Détrompez-vous…J’ai égrené les librairies parisiennes sans répit mais aussi sans succès pendant presque un an. Quand, enfin, je suis tombée sur une lettre de Juliette Drouet à Victor Hugo qui n’était pas une rareté - il y en a plus de dix mille-  je n’ai pas hésité d’autant que l’audace du texte était charmante : je te redemande ma culotte avec acharnement. 

J’ai eu ensuite la chance de croiser Jean Toulet, alors conservateur à la Réserve des livres rares et précieux de la Bibliothèque Nationale. Il a tout de suite compris ce que je souhaitais mettre en oeuvre. Dans les années 90, l’ intime n’était pas dans l’air du temps. Les seules lettres autographes que l’on trouvait avaient souvent un rôle subalterne : celui d’enrichir les ouvrages. Jean-Baptiste de Proyart, qui, avec Anne Heilbronn fut à l’aube de cette collection, avait très justement prédit, « Vous verrez, dans quelque temps, les lettres d’amour vont sortir parce que les experts auront eu vent de votre recherche. » En effet, petit à petit, des libraires comme Thierry Bodin, Jean-Claude Vrain, Alain Nicolas m’ont proposé de jolies choses… La bibliophilie était encore un milieu très confidentiel… C’était avant les années Lhéritier.    

Une seconde  Lettre de Napoléon à Joséphine acquise bien plus tard

Avez-vous toujours privilégié les lettres d’amour passion ? 

Les lettres tendres et ardentes ont fait partie de mes premiers achats et aussi de mes préférences. Mais, au fond, il y en a assez peu. A la fin d’une relation, les amants les déchirent ou les brulent. Si elle s’éternise, elle prend une autre tessiture. Quand j’ai acquis cet envoi de Flaubert à Louise Collet, où il dit « Dieu ! Que ma Bovary m’embête, j’en arrive à la conviction, quelquefois, qu’il est impossible d’écrire », j’ai eu le désir de montrer à ma fille autre chose qu’une icône de la littérature mais un homme qui peine à écrire et qui expose son désarroi. C’est aussi pour elle que j’ai accordé une place privilégiée aux lettres attentives adressées aux enfants par des parents illustres : de Frantz Liszt à Einstein en passant par Louis XV qui prodiguait de pieux conseils à son petit fils la veille de sa nuit de noces. Plus près de nous, l’ ensemble adressé en 1969 par Mick Jagger à la chanteuse noire américaine Marsha Hunt, mère de son premier enfant, fait la lumière sur le chanteur, non comme la superstar mondiale qu’il est devenu mais comme le jeune homme poétique de 25 ans qu'il était, doté d’une curiosité intellectuelle et artistique très éclectique.

Avez-vous eu à coeur de réunir des ensembles ? 

Mon propos n’a jamais été de rassembler des correspondances mais plutôt de constituer des ensembles pour la beauté des textes et de la relation. J’ai acquis trois magnifiques lettres de Winston Churchill à Pamela Plowden, fille du vice consul des Indes, truffées de déclarations sublimes… Si j’étais un rêveur, je dirais, épousez moi, je conquerrais le monde et le déposerais à vos pieds…  Elle fut son premier grand amour, il ne l’épousa jamais mais lui voua un lien d’affection privilégié toute sa vie.  Dans un registre plus provocateur, la correspondance d’Arletty avec son officier allemand est incontournable. Elle retrace le plus sulfureux scandale de l’occupation mais aussi une passion inouïe qui s’éternisa bien après la guerre. Et il est des miracles… Il y a juste un an, à la vente Pierre Bergé chez Sotheby’s, j’ai acheté une lettre de Gauguin de 1899 adressée au critique André Fontainas. C’est un écrit magnifique, une sorte de manifeste artistique où le peintre évoque sa proximité avec Mallarmé. Gauguin avait alors joint à son envoi un portait du poète dont on avait perdu trace. Or à mon grand bonheur, l’ensemble initial vient d’être reconstitué : la lettre, l’eau forte et l’enveloppe. Ce qui constitue une composition historique et un moment rare.

Et puis Edith Piaf...

Les manuscrits sont fragiles, sensibles à la lumière. Comment les préservez-vous ?

Mon souci a toujours été d’ avoir ma collection à portée de main. On ne se lasse jamais de relire un texte, de revoir une écriture, un en-tête, un détail. J’ai commencé par faire encadrer mes premières acquisitions. Ce qui a vite posé problème. La suite a été plus radicale : j’ai imaginé avec l’accord de la Bibliothèque Nationale, un mobilier sur mesure en ébène de Macassar où chaque lettre a son tiroir doté d’un ruban qui permet de la soulever sans l’altérer. Mais cette bibliothèque n’est pas réservée qu’à mon seul usage : j’ ai plaisir d’ y accueillir des écrivains, des étudiants, des chercheurs qui souhaitent consulter telle ou telle pièce. Ce sont toujours des instants précieux où l’ échange et l’ information sont très instructifs. 

Votre collection abrite des lettres de toutes époques. Quelle est la plus ancienne ?

C’est un écrit du XVème siècle rédigé en vieil allemand par un amoureux éconduit qui souhaite recouvrer la bague offerte à sa fiancée. Contrairement aux documents officiels, il y a peu de lettres intimes et anciennes sur le marché… Quant aux prix, ils sont rarement prohibitifs. J’ai eu l’occasion d’acheter pour une somme accessible l’avant dernier écrit de Marie-Antoinette destiné au Comte d’Artois. L’histoire est poignante. La Reine, claquemurée dans la Prison du temple, parvient à glisser un petit billet roulé autour d’un bouchon de carafe alors accompagné d’une mèche de cheveu de Louis XVI et de son anneau de mariage. J’ ai été étonnée qu’on ait laissé sortir de France un document de cette qualité. Aucun musée n’a préempté. Les pays américains ou aux anglo saxons ont généralement plus de considération pour leur patrimoine. 

Connue et reconnue, votre collection a été exposée à la Fondation Bodmer en 2008. Avez-vous d’autres projets ? 

Je me suis toujours sentie plus dépositaire que propriétaire et avec les années j’ai eu envie de la partager ma collection en éditant des morceaux choisis : il y eut « Amoureuse et rebelle » avec des inédits d’Arletty, d’Edith Piaf, d’Albertine Sarrazin ; Lettres intimes, une collection dévoilée » illustrée par une cinquantaine de lettres d’ Elvis Presley, Théodore Monod, Chopin, Saint-Exupéry, le Marquis de Sade et bien d’autres ; « Lettres d’amants » portées par trois monuments que sont Berlioz, Hugo et Rilke. Et enfin « Dis-moi que tu m’aimes (même si ce n'est pas vrai) » qui reprend des citations amoureuses. J’avais été touchée en écoutant la lecture des lettres de Piaf par Clotilde Courau. La voix, l’ interprétation enrichit encore le texte. J’adorerais entendre Gérard Depardieu, Fabrice Luchini ou Guillaume Gallienne et bien sur Patti Smith puisque L’astragale  d’Albertine Sarrasin a toute sa préférence.