Marceau Rivière, une épopée africaine chez Sotheby's

Publié le dimanche 16 juin 2019

Marceau Rivière a sillonné l’Afrique centrale et côtoyé tant les chefs de village que les plus éminents spécialistes européens des bois noirs -Henri Kamer, René Rasmussen, Merton Simpson, Jacques Kerchache… Homme de terrain, collectionneur et marchand, Il a réuni avec patience et discrétion une collection savante. Attention chefs-d’œuvre !

Cet article est paru dans 76 Faubourg, la Revue de Sotheby's France

par Pauline Simons

Masque Baoule, Cote d'Ivoire, estimation 2M€

Durant plus de cinquante ans, vous avez été un fervent ambassadeur de l’art africain. D’où vient cette fascination pour l’Afrique ?

D’une enfance où les animaux sauvages, la jungle et les déserts étaient encore porteurs de rêve. Comme nombre de jeunes adolescents, j’étais abonné à Tarzan et guettais tous les films avec Johnny Weissmuller. En raison des colonies françaises, on entendait beaucoup parler de l’Afrique dans les années 50 et les missionnaires étaient familiers de nos villages. Le témoignage d’un père blanc venu du Congo-Brazzaville m’avait particulièrement captivé. En commentant des plaques photographiques, il nous avait révélé certains aspects des coutumes et de la vie des autochtones dont nous ignorions tout. Pour quelle raison les petits africains préféraient-ils le sel au sucre… C’est aussi lors de cette présentation que j’ai entrevu pour la première fois un fétiche à clous : je me suis alors juré, un jour, d’en posséder un. En attendant, je m’étais contenté d’un petit masque chiné chez un marchand de peaux de lapin que j’ai toujours gardé. J’avais onze ans et cet achat m’avait valu bien des sacrifices. 

Oracle Baoulé, Côte d'Ivoire, estimation de 300 000 à 400 000 €

A cette époque, vous n’imaginiez pas vivre en Afrique et devenir collectionneur…

Le hasard a sans doute bien fait les choses. Quand j’ai été appelé en Algérie, en 1957, j’ai eu la chance d’être méhariste, poste qui était réservé aux engagés, et de rencontrer l’explorateur Francis Mazières afin de l’assister en tant que radio. Ce fut une aventure inouïe. Ensuite, j’ai découvert ce qu’étaient les fouilles : entre deux patrouilles, nous explorions les sites néolithiques et étions chargés d’envoyer notre butin –pointes de flèches, silex et pierres taillées-, au Musée national du Bardo à Alger. Cette première expérience militaire m’a donné le goût du continent africain et surtout celui du terrain : par la suite, grâce à mon métier d’ingénieur-technicien pour les compagnies aériennes Air Afrique puis UTA, j’ai passé de nombreuses années en Afrique centrale. En premier lieu au Tchad. Grâce à un ami qui gérait le parc national de Zakouma, j’ai découvert les rudiments de la faune et de la flore locales. Cela me passionnait : j’étais incollable sur toutes les espèces d’oiseaux bien avant de l’être sur la statuaire ou les masques noirs.

Comment avez-vous approché l’art africain et ses rites. N’était-ce pas périlleux pour un européen ?

Dans les années 60, j’étais un habitué de la brousse. Il était alors facile de connaître les circuits et de nouer des contacts. Les relations étaient simples. Et les objets venaient à nous. Beaucoup de pièces encore conservées dans les familles étaient vendues par une jeune génération ou par le biais de rabatteurs qui avaient compris que cela intéressait les européens. D’autant que ces sculptures n’avaient plus de valeur pour eux puisqu’elles étaient désacralisées. J’étais intrigué par les fonctions de ces objets de culte bien avant de m’intéresser à leur esthétique. L’usage n’est-il pas le fondement  de l’art africain ? C’est une règle que beaucoup ignorent encore.

Pensez-vous qu’il soit nécessaire d’avoir résidé en Afrique pour être grand connaisseur des bois noirs ? L’immense collectionneur que fut Hubert Goldet n’y avait pourtant jamais mis les pieds.

Pour un marchand, par essence généraliste, je pense qu’il est important d’avoir passé du temps sur le continent africain et de l’avoir compris « en direct ». J’ai tiré grand enseignement des chefs de village, des hommes de brousse, des indigènes, en partageant une manière de vivre avec sa hiérarchie et ses traditions mais aussi ses couleurs et ses odeurs. En outre, j’ai acquis des connaissances pratiques qui m’ont été très utiles. Pourquoi un masque d’une certaine ethnie ne peut-t-il pas être sculpté dans tel bois ?  Le point de vue d’un collectionneur est sensiblement différent. Hubert Goldet, qui avait réuni un ensemble unique était avant tout un esthète fasciné par la beauté des objets plus que par leur fonction. Il avait un œil exceptionnel, de gros moyens et aussi une belle humilité qui l’avait amené à tirer conseil des plus grands spécialistes. Lors de mes premiers achats en Europe dans les années 70, je me suis également adressé à un noyau de connaisseurs qui avaient en main les chefs-d’œuvre, à René Rasmussen, à Henri Kamer et surtout je n’ai hésité à revendre pour améliorer. C’est la seule manière de constituer une collection digne de ce nom.

Masque Dan, Côte d'Ivoire, estimation de 700 000 € à 1 M€

 

En 1981, alors que vous aviez déjà fait de belles acquisitions, vous avez ouvert la galerie Sao rue Saint-Benoît ? Pour quelle raison  avez-vous souhaité avoir une enseigne à Paris ?

J’ai suivi les conseils d’un ami qui m’avait dit : « Si tu as une galerie, tu verras passer énormément d’objets et tu pourras encore mieux collectionner. » Il avait raison. Je n’ai pas fait fortune grâce la galerie, mais elle m’a permis d’acquérir deux ou trois très beaux objets par an. C’était tout ce que je souhaitais.

Y-a-t-il eu des rendez-vous manqués ou des retrouvailles inattendues ?

 Je préfère évoquer les retrouvailles… A la fin des années des années 60, j’étais encore au Tchad et je potassais déjà de nombreux ouvrages. Dans le livre de Meauzé rédigé quelques années plus tôt, j’avais repéré un masque Dan qui réunissait tous les canons esthétiques, tant dans le modelé que dans la patine. J’enviais Henri Kamer, son propriétaire, que je ne connaissais pas mais à aucun moment je n’imaginais qu’un jour il m’appartiendrait. Lorsque nos goûts communs nous ont rapproché dix ans plus tard, j’ai découvert sa collection dans son château en Normandie. Au fond de l’une des nombreuses malles, j’ai vu « mon » masque Dan. Henri Kamer a alors accepté de me le vendre. A l’époque, le prix était déjà élevé mais je n’ai pas tergiversé. C’est l’une de pièces emblématiques de ma collection.

Masque Baule/Yaure, Côte d'Ivoire, estimation de 1 à 1,5 M€

Les objets de Cote d’Ivoire y tiennent une place importante.  Avez-vous une affection particulière pour ce pays ?

Tout comme le Tchad, c’est une contrée que je connais très bien. De plus, j’aime le raffinement de l’art Dan, Bete, Gouro, Senoufo. Sans parler de celui des Baoule et des Yaoure qui ont produit nombre d’objets de cour d’une esthétique inégalée dans l’art africain traditionnel. Ceux-ci étaient réservés à l’intimité du foyer et n’étaient accessible qu’à son propriétaire ou aux très jeunes enfants. Ils ont une élégance à la quelle beaucoup de collectionneurs sont sensibles. Toutefois, ce goût de l’art ivoirien ne m’a pas détourné des objets du Zaïre, du Gabon ou du Tchad. Tous sont les témoins de mon itinéraire. C’est l’une des raisons pour laquelle je préfère m’en séparer de mon vivant : j’aurai au moins le plaisir de connaître la suite.

Collection Marceau Rivière, Sotheby's, Paris, les 18 et 19 juin 2019