Noirs dessins à la maison rouge

Publié le mercredi 5 décembre 2018

La fondation accueille l’oeuvre au noir de Jérôme Zonder et les utopies de Mathieu Briand. Deux déambulations qui sont autant d’expériences.

Visite en immersion ! Comme pour ses expositions précédentes (au Lieu unique à Nantes et au Parvis de Tarbes), Jérôme Zonder emballe littéralement le public de papier, de noir et de blanc, d’images totales, allant « du sublime au grotesque, du rire au morbide, de la grande à la petite histoire ». Fatum est un cheminement entre admiration et effroi. L’artiste livre ici des crissements esthétiques, des styles contrariés, tresse serrée autant de références puisées dans l’histoire de l’art, dans le cinéma ou la BD, toujours à la mine de plomb ou au fusain.

Contes pour adulte

En 2001, au sortir de l’école des Beaux-Arts, Jérôme Zonder a choisi le dessin en noir et blanc afin d’échapper, en quelque sorte, aux sirènes de la couleur et de la peinture. D’une main parfaitement domptée, il s’est mis à creuser l’image et à en repousser indéfiniment les limites. Son aptitude graphique est inouïe : tracé naïf, ligne claire, trait chirurgical, recherches de matières et, depuis 2011, empreintes de doigts. Il mêle les styles comme il enchevêtre les différentes strates de l’histoire. « Mon travail repose sur un processus de sédimentation très important ; ma stratégie de départ articule, dans un moment de dessin, l’histoire intime [les images de ma mémoire], la grande histoire [les images d’archives] et l’histoire des représentations », confie-t-il à Nathan Réra dans le catalogue de l’exposition.

C’est dans une forêt de contes pour adultes, qui rappelle certaines illustrations de Gustave Doré, que commence l’exposition. Sur les murs dessinés et touffus, de petits formats de même taille, alignés comme à la parade, racontent les fruits du cinéma, les fruits du dessin, les fruits de l’histoire, les fruits de McCarthy, amuse-bouche à la fois caloriques et acides où l’artiste plante des personnages de dessins animés, gros plans d’insectes, close-up cinématographiques, entre une scène du jugement dernier, des portraits d’enfants et quelques extraits des performances de Paul McCarthy.

Abîmes de la violence humaine

Plus loin, dans ce dédale, le visiteur va devoir affronter lesEnfants du siècle, une série commencée en 2009. Les trois protagonistes ont alors 9 ans et portent le nom des héros du premier film de la Libération, Les enfants du paradis de Marcel Carné. On va découvrir Pierre-François, Baptiste et Garance barbotant à qui mieux mieux dans une perversité et une violence terrifiantes. Sans morale ni compassion, ces petits bourreaux aux corps dénaturés rejouent des scènes qui n’ont rien à envier aux dérives d’Alex, protagoniste d’Orange mécanique de Kubrick, ni au Cercle du sang, dernier tableau de Salò ou les 120 Journées de Sodome, univers sadien mis en scène par Pasolini.

Hélas, ces images d’une rare cruauté ne sont pas le fruit d’une imagination déboutonnée. L’artiste les a puisées dans le réel et dans les archives de l’histoire. Jérôme Zonder martèle, sans pathos, les abîmes de la violence humaine, celle des génocides, des guerres et des catastrophes nucléaires. Là où l’inconcevable arrive. « Comment, après la sidération de l’inimaginable, représenter le visage ? » questionne Zonder. « Avec la distance, cela devient plus évident, mais aussi plus urgent, car c’est à ce prix que l’on pourra continuer d’avancer. »

Et il avance. Dans les méandres des cimaises, les Chairs grises ont été réalisées à partir de quatre photographies uniques prises à l’intérieur d’une chambre à gaz. L’artiste les a dessinées directement au doigt afin de faire corps avec les horreurs de l’histoire. Après un passage au noir nécessaire, l’espace dédié aux dessins cellulaires évoque l’atome, le coeur de la matière, l’infiniment grand comme l’infiniment petit. Là où les échelles et les repères visibles sont chahutés. Dans Autopsie de la jeune fille rêve de Garance, un quadriptyque de 2015 et la dernière grande pièce de l’exposition, on décèle encore ces particules d’atome sur la chair apparemment lisse de la jeune fille. Comme si, quelque part, tout était déjà inscrit dans nos gènes.

Occuper un « ailleurs »

Il faut alors reprendre souffle pour aborder la seconde exposition Et In Libertalia Ego de Mathieu Briand. Son projet accompagné par la maison rouge depuis 2012 ne saute pas au visage, ne s’apprivoise pas à la première oeillade. Chasse au trésor jalonnée de chimères, cette présentation va essentiellement rendre compte d’une volonté farouche : celle d’occuper un « ailleurs » et d’inventer de nouvelles manières de faire l’art. Les photographies, vidéos, documents, livres, objets, sculptures, accessoires ont plus la vocation de souvenirs et d’expériences que de pièces destinées à être exposées. Nous sommes physiquement et intellectuellement loin de l’Occident où l’art a un statut plus figé, pris dans les glaces du temps et des lieux.

Mathieu Briand mène ses recherches ailleurs, sur une petite île proche de Madagascar habitée par une famille malgache. La légende raconte qu’elle fut fondée par des pirates, point de départ de l’utopie, sujet de son travail en permanente mutation. L’île et l’atelier ne font qu’un pour l’artiste. Mais fait-on de l’art s’il n’y a pas d’expositions ? Telle une provocation, Briand a choisi d’inviter un groupe d’artistes (Pierre Huyghe, Damian Ortega, Francis Alÿs, Thomas Hirschhorn, Richard Siegal, les frères Chapuisat…) à exposer des oeuvres in situ. Certaines ont été détruites par les intempéries, d’autres par les habitants qui les pensaient maléfiques. Bon signe pour l’artiste. La réalité est ambiguë, mais, dans cet ailleurs, le sens du sacré a opéré. À ne pas manquer au sous-sol, l’installation vidéo qui, au-delà de son aspect documentaire, imprime aussi les mystères et la magie de cette expérience.

« Fatum » de Jérôme Zonder. « Et In Libertalia Ego » de Mathieu Briand. Jusqu’au 10 mai. La maison rouge, 10, boulevard de la Bastille, 75012 Paris. www.lamaisonrouge.org