Bruce Nauman : artiste majeur et inclassable

Publié le mercredi 5 décembre 2018

La Fondation Cartier présente la première exposition importante de l’artiste américain en France depuis plus de quinze ans. C’est jusqu’à dimanche et c’est aussi sur le Point.fr

Photos et texte Pauline Simons

« For Children/Pour Les Enfants »… Le titre de l’œuvre qui ouvre l’exposition, sonne déjà comme une litanie… En vue de l’événement parisien, Bruce Nauman avait choisi d’adapter la pièce sonore « For Children » (2010) en anglais et en français. Elle n’en reste pas moins insidieusement envoutante. Baignés dans une verdure intrusive, ces deux mots répétés inlassablement, telle une ritournelle, impriment d’heureuses contradictions. L’oeuvre de l’artiste américain est d’une complexité insoupçonnée : il mêle ici, l’idée d’autorité, d’éducation et de jeu à des émotions beaucoup plus diffuses. « Je crois que ce que je fais, et ce que font la plupart des artistes, c’est d’utiliser la tension entre ce qui est dit et ce qui ne l’est pas comme une composante de l’œuvre. » précise Bruce Nauman sur la page d’ouverture du catalogue. Pour l’exposition, la première dans une institution parisienne depuis plus de quinze ans, l’artiste a mâtiné une série d’œuvres récentes, jamais présentées en France, à des installations plus emblématiques. Depuis les années 60, ce créateur inclassable et protéiforme embrasse toutes les dichotomies existentielles –la vie et la mort, l’amour et la haine, la réalité et la fiction, le plaisir et la douleur…- avec une audace et une palette inouïes afin de créer des œuvres immersives où personne n’est laissé sur le pas de la porte.

Pencil Lift/ Mr.Rogers, 2013.

Sur les deux écrans géants, l’installation vidéo, « Pencil Lift/Mr. Roger » (2013), parmi les plus récentes, détaille une désinvolture et une tension qui tournent en boucle : face à l’écran blanc, l’équilibre précaire des trois crayons mis bout à bout est sans équivoque. Au contraire, dans la même scène prise à l’atelier, le seul passage accidentel et drolatique de Mr. Rogers le chat, égratigne, en un clin d’œil, toute la concentration du geste. L’art de Nauman est aussi celui d’asséner les doubles lectures.

Pencil Lift/ Mr.Rogers, 2013.

Au sous-sol, dans une pénombre artificielle qui prête à d’autres humeurs « Anthro/Socio » (1991) annonce l’affrontement des mots ânonnés, haut et fort, sur différents écrans par Rinde Eckert, artiste performer : Feed Me, Eat Me, Anthropology ; Help me, Hurt me, Sociology ; Feed Me, Help me, Eat Me, Hurt Me. Mais pour peu qu’on s’éloigne du cœur de l’œuvre, malgré l’intensité sonore, ces symboles d’ordre et de supplication finissent par s’entremêler et tambouriner comme d’étranges psalmodies.

Anthro/Socio, 1991 Carousel, 1988 (Detail)

Au contraire, par une opposition scénographique, la sculpture Carrousel (1988), tient son intensité d’un silence qui racle. Ce ne sont pas des chevaux de bois dansant autour d’un manège mais des animaux chassés, dépecés, découpés et pantelants qui tournent inlassablement, tels les protagonistes d’un monde désenchanté et cruel. La dernière salle accueille « Untitled 1970-2009 » , une pièce créée à l’origine pour la Biennale de Tokyo puis réadaptée pour la participation de Bruce Nauman à la Biennale de Venise en 2009. Cette inexorable machine du temps, prête à se dérégler, est activée par le corps humain : telles les aiguilles d’un chronomètre géant, deux danseuses roulent à même le sol. L’utilisation du corps a toujours été un élément essentiel dans l’oeuvre de Nauman : il en jauge les limites, l’endurance et aussi la possible soumission. Ainsi pour « For The Beginners » (2010), œuvre sonore présentée dans le jardin, la partition est composée d’une liste d’instructions donnés par l’artiste, relatifs au seul placement des mains du pianiste sur le clavier.

Untitled 1970-2009

Rive droite, la galerie Gagosian égrène également des œuvres importantes que l’artiste a réalisé entre 1967 et la fin des années 90. Le visiteur peut évoluer entre différentes composantes de l’œuvre de Bruce Nauman : de « William T. Wiley or Ray Johnson Trap », clin d’œil à ses deux prédécesseurs conceptuels, en passant une « Dead End » , architecture primitive qui ne mène nulle part, et un néon aux lettres désordonnées, jusqu’à une vidéo de 1999, où en réalisant une tâche physique répétitive, celle de construire la clôture de son ranch, Nauman renoue avec ses performances des années 60. En une dizaine de pièces exposées à Paris, le public peut ainsi effeuiller l’œuvre de celui qui, comme le souligne l’artiste, critique et conservateur Robert Storr, a pris la mesure du faillible chez l’homme.

Malice, 1980

Bruce Nauman, Fondation Cartier, 261, boulevard Raspail 75014 Paris. De 11 h à 18 h sauf le lundi. Jusqu’au 21 juin. Bruce Nauman : Selected Works from 1967 to 1990, Galerie Gagosian, 4, rue de Ponthieu 75008 Paris. Jusqu’au 1er août.

Dead End Tunnel Folded into Four Arms with Common Walls, 1980-1987