A Thessalonique, la Biennale tient le cap

Publié le vendredi 30 novembre 2018

Marquée par des prises de position fortes, la 5ème Biennale d’art contemporain rayonne dans la deuxième ville de Grèce. Jusqu’à la fin de l’été.  C’est aussi sur le Point

texte et photos Pauline Simons

« Between the pessimism of the intellect and the optimism of the will », tel est le titre de l’exposition principale de la 5ème biennale d’art contemporain de Thessalonique… Katerina Gregos, sa curatrice, a attaqué le problème à pleines dents. « Il s’agit d’ un aphorisme qu’Antonio Gramsci avait énoncé dans ses « Prison Notebooks » durant sa détention sous le régime fasciste, explique-t-elle. Il résume ce moment contradictoire dans lequel nous nous trouvons en ce moment, pas uniquement en Grèce, mais en Europe en général. En cela, Gramsci, penseur et révolutionnaire, définissait l’état de crise d’une manière assez juste : une situation où ce qui est ancien est en train de mourir et ce que qui est nouveau ne peut pas naître. » 

Revolving door, installation de Nikos Navridis, 2015

C’est dans cet inter-règne, pavé d’atermoiements, que la biennale de Thessalonique, a vu le jour. L’exposition principale présentée au Pavillon 6 du Parc des Expositions, a été montée en moins de trois semaines ! Katerina Gregos a ainsi réuni les travaux d’une quarantaine d’artistes internationaux qui, en pointant les dysfonctionnements de tout ordre -économiques, politiques, sociaux, écologiques, idéologiques – réinventent d’autres espaces. Produite spécialement pour la Biennale, « Revolving door » de l’artiste grec Nikos Navridis résume, à différents égards, l’esprit de l’événement : son installation figure une porte à tambour coiffée d’un épigraphe en lettres de néon, « The end is in the beginning and yet you go on » (Beckett, Fin de partie). « Logiquement, cette porte devrait permettre d’accéder à l’exposition ou d’en sortir mais elle est d’une parfaite inutilité, sourit Nikos Navridis, elle simule, elle bluffe parce que de quelque côté que vous soyez, la sortie est l’entrée et vice versa. »

History is not mine de Mounir Fatmi, 2013 (détail)

Emergents ou confirmés, les artistes choisis roulent donc leur rocher, avec une détermination, qui n’exclue ni l’humour, le plus souverain des décapants, ni la poésie. Ainsi retrouve-t-on, face à « Love the difference-Mar Mediterraneo », pièce historique de Michelangelo Pistoletto, la vidéo-installation « History is not mine » où Mounir Fatmi, en réponse à l’éviction de son oeuvre « Technologia » jugée blasphématoire en 2012, martèle les interdits qui frappent encore les artistes ; en gravant l’article 13 de la déclaration universelle des droits de l’homme sur un pavement de savon, Taysir Batniji brocarde les textes de loi et leur déliquescence.

Sweet dreams (are made of this) de Carlos Aires, 2015

En découpant au laser les billets de banque des trente pays les plus riches afin de composer les paroles de « Sweet dreams » (are made of this) le tube d’Eurythmics, Carlos Aires cisaille un veau d’or intouchable ; en alignant des portraits de chiens dans l’expectative, (« Alone »), Ivan Argote raille la notion de civisme et distend le temps comme dans les  « 8 m2 » (Loneliness), installation carcérale règlementaire de David Brognon et Stéphanie Rollin, duo finaliste du prochain prix de la Fondation Ricard. Dès que le visiteur en passe le seuil, les aiguilles de l’horloge s’arrêtent mais s’empressent de rattraper le temps « perdu » dès que la cellule est vide.

8 M2 (loneliness), installation de David Brognon et Stéphanie Rollin, 2012-2013.

Les heures s’ étirent à l’envi dans l’oeuvre cinématographique de Marianna Christofides : en filmant, par intervalles, les Balkans et ces paysages d’entre-deux bordés d’eau, là où les frontières sont mal définies et mouvantes, elle souligne le désarroi singulier de ces lieux oubliés sans cesse à reconsidérer et à réinventer. Dans ce bain de solitude, loin des sphères pailletées, il ne reste qu’à imaginer Sisyphe heureux…

La dizaine d’expositions, évènements, workshops qui balise la deuxième ville de Grèce, marque également, grâce à des thématiques fortes, l’absence de « devoir de réserve ». 

En présentant « Kazimir Malevich and his students » au musée d’art contemporain de Thessalonique, Maria Tsantsanoglou, sa directrice, célèbre le 100ème anniversaire du « Black square » et remet en scène, grâce aux trésors de la collection Costakis, la vivacité d’une avant-garde russe frappée d’opprobre sous le régime soviétique. 

Co-curatée par Syrago Tsiara et Théodore Markoglou, l’exposition « Ident-alter-ity » est d’autant plus significative qu’elle se tient dans le nouveau bâtiment de la mairie, près du Parc des Expositions. Dans un pays où le mariage pour tous est encore boudé, les artistes posent ici la question de l’appartenance, du droit à la différence et à l’ambiguité sexuelle. Avec « East side story », Igor Grubic épingle les violences homophobes lors de la Gaypride à Belgrade et Zagreb en 2001 et 2002 : la mise en parallèle des scènes à la fois réelles et rejouées par des performers donne ainsi à l’oeuvre toute sa mesure. Déjà dans les années 70, la pionnière Lynda Benglis exprimait une pensée radicale et complexe autour du corps et de l’identité sexuelle. On retrouve ici son audace volontariste dans « Female identity » de 1973 où le spectateur devient voyeur…

i »m Milica Tomic, vidéo de Milica Tomic, 1999.

Il suffit ensuite de longer la mer pour rejoindre l’un des entrepôts du port où se tient  « Relative Motions ». Katerina Koskinas, directrice de cette 5ème Biennale, a choisi de faire un parallèle entre le travail de deux artistes : Evangelia Kranioti et Julien Prévieux, lauréat du prix Marcel Duchamp 2014. En mêlant techniques artisanales et médias contemporains, tous deux jettent des ponts entre une tradition méditerranéenne et leur possible redéploiement dans la modernité : de quelle manière sommes-nous encore connectés au passé ? 

La Biennale est aussi l’occasion de mettre en regard oeuvres anciennes et contemporaines : au musée archéologique, les travaux de Constantin Xenakis dialoguent silencieusement avec les antiquités.      

D’un point de vue plus général, Yiannis Boutaris, maire de la ville depuis 2011, tisse   aussi un maillage entre les différentes époques et populations qui ont contribué à l’identité de celle que l’on appelait jadis la « Jérusalem des Balkans ». En mémoire aux quelques 46 000 juifs déportés à Auschwitz durant la seconde guerre mondiale, le musée de l’Holocauste devrait être édifié d’ici 2020. Déjà 2013, la maison où naquit Kemal Atatürk, premier président de la République de Turquie, fut réouverte au public après restauration.

Hélas, en ces temps chaotiques, les coupes budgétaires ternissent le paysage culturel grec. A Thessalonique, le musée national d’art contemporain a vu son budget divisé par trois depuis 2012 et au début de l’été, le musée macédonien d’art contemporain a été « temporairement » fermé… Quant au sort de la prochaine Biennale jusqu’alors financée en grande partie par l’Union Européenne, il est encore incertain. Désormais, les institutions vont devoir, plus que jamais, compter sur le mécénat privé pour déployer leur programmation. Mais bonne nouvelle, Athènes va accueillir la Documenta. Pour la première fois, l’événement artistique de renommée internationale qui, depuis 1955, se tient tous les cinq ans à Kassel aura lieu à la fois dans la ville allemande et dans la capitale grecque. Ce sera en 2017. Joli challenge !

Biennale de Thessalonique. Jusqu’au 30 septembre. www.thessalonikibiennale.gr